Publié le 20 avril 2020 par Emmanuelle Caminade dans son blog littéraire L’Or des Livres
Ce n’est qu’en 2004, peu d’années avant sa mort, que l’écrivaine italienne Fabrizia Ramondino choisit de publier sa poésie, activité littéraire qui précéda et accompagna de manière souterraine son écriture fictionnelle (1). Per un sentiero chiaro (Par un sentier clair), cette anthologie dont les poèmes s’étalent sur une longue période allant de 1956 à 2002 lui valut le prix international de poésie Pier Paolo Pasolini, offrant ainsi un regain d’attention à son œuvre riche et éclectique (2).
Dans un petit recueil intitulé Retours, les éditions Publie.net nous proposent des extraits de cette anthologie désormais épuisée dans une première traduction française et une judicieuse version bilingue, la traductrice Emanuela Schiano di Pepe nous présentant préalablement cette auteure peu connue en France et son œuvre dans une préface d’une douzaine de pages.
Ont été ainsi sélectionnés quarante poèmes en vers libre où l’auteure semble néanmoins encore attachée à la rime, la composition du recueil conservant celle de sa matrice dont elle reprend les trois parties chronologiques couvrant les années 1956/1969, 1975/1995, puis 1990/2002.
1) Son premier roman Althénopis sortit en 1981
2) Fabrizia Ramondino était également scénariste, traductrice et critique littéraire et son œuvre, outre ses nombreux romans et nouvelles, comporte des essais reflétant son engagement social et du théâtre
Al margine della strada maestra – oggi della autostrada –
esiste sempre un sentiero chiaro,
dove tutti voremmo inoltrarci. Ci è concesso
soltanto gettarvi in fretta uno sguardo,
e per un attimo avvertiamo una fitta di dolore o di gioia pura.
È questo
il nostro destino meccanico di condamnati
al andare.
Aux marges de la grand’route – aujourd’hui l’autoroute –
il existe toujours un sentier clair,
que nous voudrions tous emprunter. Il nous est juste
permis d’y lancer un regard furtif,
et l’espace d’un instant nous ressentons
une douleur intense ou une joie pure.
Tel est
notre destin mécanique de condamnés à aller de l’avant.
A ces quarante poèmes s’ajoute le poème introductif (ci-dessus) d’où fut tiré le titre initial : un poème éclairant la démarche poétique de Fabrizia Ramondino qui emprunte en effet ce «sentier clair» «aux marges de la grand’ route» permettant au poète de transcender la réalité de notre vécu, d’entrevoir le mystère de la vie. Un regard poétique faisant sourdre «douleur intense» ou «joie pure» et tentant de donner fugacement sens «à notre destin mécanique de condamnés à aller de l’avant».
Et le titre Retours donné aux extraits qui nous sont proposés reprend celui d’un de ses poèmes datant de 1959 exaltant «il ritorno alle case d’infanzia/ le retour aux maisons d’enfance» dont les murs sont «aperti ai piani dell’alba / ouverts aux plans de l’aube» : un retour à l’innocence et la liberté d’une période non grevée par la conscience de notre sort funeste :
Mi riempie di gioia Il me comble de joie
questo rumore di pioggia ce bruit de pluie
notturno. nocturne.
Ritorno alle case d’infanzia Retour aux maisons d’enfance
dai muri fragili e bianchi aux murs fragiles et blancs
aperti ai piani dell’alba ouverts aux plans de l’aube
spossati alla libertà dei meriggi. Épuisés face à la liberté des midis.
È sorella C’est ma soeur
quest’acqua cette eau
che scende dal cielo qui descend du ciel
e si apre alla terra. et s’ouvre à la terre.
Fratelli Mes frères
il fulmine l’éclair
e il tuono. et le tonnerre.
Mi è dolce assopirmi Comme c’est doux de s’assoupir
frammezzo entre
alle voci dei cari. Vos chères voix.
(Ritorni/Retours, I, 1959, p.40/41).
D’une écriture intense, légère et grave, très visuelle mais aussi attentive aux voix du dehors, ces poèmes traduisent le mal-être d’une auteure qui, peinant à trouver sa place, interroge sans cesse le monde, passant de l’inquiétude à la sérénité, de l’angoisse au paisible abandon. Et, s’ils sont immergés dans la simplicité du quotidien et notamment de cette nature tangible qui s’offre à elle, ils revêtent une dimension métaphysique même si Dieu en est absent.
La thématique de l’envol, de l’élan vers un au-delà pressenti mais inaccessible pour tenter d’échapper à l’enfermement de notre mortelle condition humaine, de l’alternance entre la chaleur de la lumière et la froideur de l’obscurité s’y décline en effet d’emblée (dès les premiers poèmes Inverno/ Hiver et Moria di falene/ Hécatombe des phalènes (I, 1956, p. 28/31) et tout au long du recueil.
«I castagni sono vecchi Les châtaigniers sont vieux
come bambini di pochi giorni comme les enfants de quelques jours.
Hanno strappato foglie al cielo Ils ont arraché des feuilles au ciel
e se le tengono intorno. et les gardent tout autour.»
Quant au thème de la nature, omniprésent, il semble jouer un rôle capital en faisant le lien entre terre et ciel. Outre les oiseaux qui tentent de fuir avec leurs ailes, la végétation prend une grande importance car symbole de cette vie toujours renaissante. Et «…solo alla vita / si può chiedere della morte /… il n’y a qu’à la vie qu’on peut demander des nouvelles de la mort».
C’est ainsi essentiellement au travers de cette végétation que l’auteure peut approcher le mystère et pénétrer le silence :
«A noi fessure di erba nel buio./ A noi, silenzio./ A nous les fissures d’herbe dans le noir./ A nous, le silence.»
Et le poète tend ses «… orecchie lunghissime di carta /… très longues oreilles de papier» pour saisir cette voix du grillon venant du dehors qui tisse «…fili di suoni / tra erbe alberi fiori / des fils de sons entre herbes arbres fleurs». Les arbres traduisant fortement ce lien entre terre et ciel, entre la réalité triviale dans laquelle nous sommes ancrés et cet au-delà pressenti :
«Su per i platani, latrine di cani,/ guarderò il cielo … / Au-dessus des platanes, latrines des chiens/ je regarderai le ciel … ».
Nous suivons ainsi avec plaisir Fabrizia Ramondino – dont le “io/je” s’implique très souvent – sur son chemin de lumière, seule sa «lume perene /lampe perpétuelle», celle de la poésie, semblant pouvoir ouvrir sa prison et faire reculer la nuit. Franchir «gl’iridati cancelli dell’effimero/ les portails irisés de l’éphémère» pour atteindre «la libertà delle merigiga/ la liberté des midis». Nous suivons dans ses voyages ce «capitano di terra e di mari/ capitaine de terre et de mer» et nous goûtons sa poésie sensible, intériorisée et imaginative qui, transcendant le poids de la réalité et de l’inéluctable marche du destin, semble construire un abri salvateur en découpant «…la luce a smerli/ per ornare di merli/ castelli sul mare/ …la lumière en festons/ pour orner de créneaux/ les châteaux sur la mer». Qui tente de «sabbia filare/ filer le sable», de tisser le temps pour le retenir :
Facceste mai buchi nel aria Avez-vous déjà fait des trous dans l’air
ritagliaste mai la luce a smerli avez-vous découpé la lumière en festons
per ornare di merli pour orner de créneaux
castelli su mare ? les châteaux sur la mer ?
Sapeste mai Avez-vous déjà su
sabbia filer
filare ? le sable ?
(I, 1969,Sud/Sud, p.66/67)
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