Extrait de la préface d’Emanuela Schiano di Pepe [Retours, Publie.net 2019]
Fabrizia Ramondino passe les premières années de sa vie à Palma de Majorque où son père occupait un poste de diplomate. À la langue italienne de la mère napolitaine s’ajoute dès le début et tout naturellement le dialecte majorquin (censuré par le régime franquiste) parlé par la nourrice paysanne. Deux langues, deux univers culturels et affectifs : cosmopolitisme et plurilinguisme s’entremêlent déjà, comme pour anticiper un nomadisme géographique, social et culturel. À celles-ci viendront se greffer peu à peu d’autres langues et influences. En premier lieu le français, appris jeune fille à Chambéry après la mort du père, qui fut d’une certaine manière langue formatrice du point de vue littéraire et sentimental. Puis vint l’allemand, langue qui, comme en atteste le Taccuino tedesco (1987) [Carnet allemand] lui était encore inconnue à l’époque de son premier séjour en Allemagne, entre 1954 et 1957, quand elle se rend à Heidelberg, puis à Francfort-sur-le-Main et à Munich, se nourrissant voracement de la découverte du pays. Regard curieux et esprit ouvert, que l’on retrouve d’ailleurs à partir de 1985 lorsqu’elle recommence à fréquenter – de manière différente, moins concentrée sur la vie culturelle et dans un contexte davantage familial – ce pays où entre-temps sa fille Livia à commencé à étudier à l’école de danse dirigée par Pina Bausch à Essen. Elle en décrit les mutations sociales observées avec attention. Enfin, un nouveau rapprochement avec l’italien se produit, surtout par le biais de la littérature : « Pendant mes voyages en stop nous lisions Montale, Ungaretti et Campana, […] L’Arioste, Le Tasse, Dante, Leopardi. »
C’est en 1960 que Fabrizia Ramondino décide de revenir vivre à Naples, sa ville natale. « Si c’est moi qui ai choisi Naples ou si c’est Naples qui m’a choisie, c’est pour moi encore aujourd’hui une question controversée. Le choix de Naples est pour moi la tentative de concilier la nourrice majorquine et paysanne de mon enfance avec ma mère napolitaine cultivée et cosmopolite. Ces deux femmes, plus que dans d’autres villes italiennes et européennes, cohabitent encore aujourd’hui à Naples…» Elle enseigne, devient bénévole au planning familial, et milite dans des actions collectives d’abord à travers l’engagement social au sein de l’Associazione Risveglio Napoli [Association Réveil Naples] puis par l’action politique auprès du Centro di coordinamento campano [Centre de coordination de Campanie] ; en 1977 elle publie son expérience-enquête Napoli: i disoccupati organizzati. I protagonisti raccontano [Naples : les chômeurs organisés. Les protagonistes racontent] mais ses travaux d’enquête sociologique concerneront bien d’autres univers, comme celui de la maladie mentale ou celui des ouvriers. En 1989 elle supervise l’œuvre Dadapolis, Caleidoscopio napoletano [Dadapolis, Kaleidoscope napolitain] recueil d’impressions et de réflexions écrites au fil de longues années autour de la ville de Naples.
L’ouverture de l’horizon culturel de cette intellectuelle ne saurait être restituée à travers l’énumération des travaux, des actions, des œuvres dont elle a été l’artisane, la défenseure, l’auteure ; la liste se révèle inépuisable et surtout elle ne rend pas compte de la spécificité du personnage comme de la personne. Goffredo Fofi l’a qualifiée d’« irrégulière », faisant peut-être référence à cette liberté de pensée et d’action qui depuis toujours l’a définie, et à une certaine forme d’intolérance à l’égard des préjugés, des clichés, des généralisations et des faux combats. Résistante à toute forme d’autorité et toujours du côté de la révolte, Fabrizia Ramondino fait preuve d’une précieuse empathie sociale et humaine. Sa sensibilité envers le collectif coexiste avec un poignant sentiment de solitude et avec un rapport complexe et souvent douloureux à la réalité. Toute sa vie, elle affrontera cette souffrance au travers de l’écriture, écriture entendue comme un abri, une pratique thérapeutique et salvatrice. En reprenant le fil de ses vagabondages, nous reconstituons une trame qui relie non seulement des mondes, des cultures, des langues, des genres (dont les frontières sont ponctuellement débordées), mais aussi des causes et des luttes, joignant ainsi à la sphère intime et individuelle la dimension publique des entreprises communes. Les thèmes du confinement et de la captivité qui lui sont si chers et qu’elle aborde dans L’Isola riflessa (1998) [L’île réfléchie] sont une référence courageuse et sans complaisance à sa propre condition de prisonnière d’un état mental contingent, d’une dépendance, et la transmission de sa mémoire personnelle rend d’autant plus prégnant le lien à l’histoire. L’autobiographie conduit à l’histoire et l’histoire se dilate en mythologie ; le souffle est de plus en plus ample, le cercle s’élargit pour inclure les aspects d’une réalité à laquelle Fabrizia Ramondino ne se soustrait pas mais avec laquelle laborieusement elle compose. Lorsque, dans Passaggio a Trieste (2000) [Passage à Trieste], l’auteure traite le thème de la maladie psychique à travers les témoignages des femmes du Centro Donna Salute Mentale de Trieste [Centre Femme Santé Psychique] elle se place en tant que co-protagoniste d’un journal très poétique, et chargé d’une solide dimension éthique. « Avec ce livre j’ai voulu traverser ma folie, celle des femmes du Centre et surtout, plus généralement, celle du monde… Si j’y suis parvenue, les lecteurs le diront, il s’agit d’une humble tentative car de toute manière le secret de la vie et donc de la folie, l’ “indicible” on ne peut que l’approcher, on lui tourne autour, mais il est impossible de le saisir complètement. Ce n’est pas un hasard si je termine Passaggio a Triestesur l’image du Minotaure, cet être monstrueux et irréductible à la raison enfermé dans les passages enchevêtrés de son labyrinthe. Pour le fuir, pour le battre, Thésée doit suivre le fil d’Ariane, un fragile lien d’amour. »
Fabrizia Ramondino a écrit tôt, avant et pendant ses périodes de plus intense militantisme, pour finalement publier relativement tard. Une écrivaine prolifique et, comme on a dit, éclectique, inclassable, nécessairement cohérente avec sa « manière d’être au monde », comme elle a elle-même répondu à Franco Sepe qui la questionnait justement sur ses formes d’écriture. Première œuvre de fiction de Fabrizia Ramondino – riche en touches autobiographiques – le roman Althénopis (1981) est un livre stratifié, où il est question de Naples, mais aussi de la petite ville côtière de Santa Maria del Mare. Alors que dans la métropole c’est la guerre qui est mise en scène, la mer renvoie à l’enfance, ou selon les mots de Natalia Ginzburg à « ces longues saisons enfantines qui paraissaient sans fin mais suspendues dans l’attente infinie d’un chamboulement, d’une évacuation, d’un départ, un exil imminent ». Avec en arrière-fond une Méditerranée ensoleillée, sablonneuse, odorante, sauvage, sensuelle, l’enfance se nourrit d’imagination et de liberté. Elle est un temps mythique et le lieu privilégié où la lecture visionnaire de la réalité – une réalité que l’auteure refuse de réduire à sa simple évidence – jouit enfin de sa plus grande légitimité. Le nomadisme géographique et culturel se révèle alors aussi existentiel, prenant la forme d’une errance consciente à la recherche d’une réalité non révélée et d’une identité propre qui, pour Fabrizia Ramondino, est forcément non univoque. Se construit ainsi le voyage, le chemin que l’auteure – infatigable – évoque et nous raconte, arpentant le territoire impénétrable du vécu.
En lisant la sélection de poèmes proposée dans ce volume, extraits de Per un sentiero chiaro [Par un sentier clair] on retrouve ce questionnement inlassable, ce regard sec qui se transforme en une langue toujours exacte et sans concession dans une dimension quasi lapidaire.
(…)
L’idée de ce livre est née en 2018, après une lecture de quelques poèmes de Fabrizia Ramondino au Jardin du Luxembourg, à l’occasion du Marché de la Poésie. L’attention du public pour ces textes m’a poussée à poursuivre les traductions. Il a fallu quelques semaines pour arriver à tenir entre les mains un exemplaire du livre, épuisé comme plusieurs autres de ses ouvrages. Un manque inexplicable. J’ai travaillé d’abord sur un volume de la Bibliothèque communale de Loano – petite ville de la côte ligure, entre Gênes et la frontière française – qui avec une grande disponibilité a permis les laborieux relais estivaux de prêts et de restitutions. Dans ce paysage lacunaire du point de vue éditorial et critique, je rappelle ici l’heureuse exception représentée par la monographie publiée par L’Illuminista, revue de culture contemporaine dirigée par Walter Pedullà, monographie dédiée à Fabrizia Ramondino, et dirigée par Beatrice Alfonzetti et Siriana Sgavicchia.
Durant le SabirFest 2018 (Festival de culture et citoyenneté méditerranéenne) à Messine, j’ai rencontré Silvio Perrella qui m’a généreusement mise en contact avec Livia Patrizi, la fille de Fabrizia Ramondino. Sans elle ce livre ne serait pas, et je la remercie ici pour la patience et la confiance dont elle a fait preuve. J’espère, avec beaucoup d’autres, que l’on remédiera à la quasi invisibilité de cette œuvre, et j’aime à penser que la traduction de ces quarante poèmes (plus un) pourra de quelque façon contribuer à ce processus nécessaire.
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