Entretien avec Virginie Gautier, Jean-Yves Fick et Guillaume Vissac, par F. Saint-Roch
FSR : Publie.net, ainsi l’édicte la devise de la maison, « Littératures et bifurcations », fait voeu, à travers ses nombreuses collections, de diversité, d’éclectisme et d’exploration. Courageusement, en proposant là aussi des ouvrages en support numérique et papier, vous y défendez une collection poésie, « L’esquif », dont le nom évoque la légèreté alerte, l’audace parfois périlleuse des pérégrinations engagées (nous n’oublions pas que les Égyptiens fabriquaient leurs esquifs en papyrus – écrits et bateaux ayant semblable vocation à nous embarquer…)
Dans cette perspective, pouvez-vous dessiner la ligne, les lignes qui président selon vous à la constitution de cette collection ? De fait, comment choisissez-vous les textes/ les poètes que vous publiez ?
VG : Cet éclectisme que vous soulignez a pareillement valeur d’exploration dans la collection L’esquif. Notre frêle embarcation est alerte, c’est sa capacité à manœuvrer dans le contemporain qui nous importe. À ce titre, nous publions des textes qui nous semblent actuels dans leur propos, qui placent la poésie dans le monde et ont une propension, ce faisant, à réfléchir celui-ci. Une poésie d’un usage du monde donc, plus que d’un chant du monde. Nous sommes en outre très attentifs aux formes qui portent ces voix, autant dans leur capacité à hériter du genre que dans leurs réinventions et leur plasticité.
Nous recevons beaucoup de textes, que nous lisons et dont nous discutons collectivement, Jean-Yves Fick et Guillaume Vissac et moi-même. La majorité des publications vient de ces propositions qui nous sont faites. Nous poursuivons aussi un travail sur la durée avec certains poètes. Enfin, nous sommes attentifs aux textes des jeunes auteur.e.s, et ce travail de veille peut éventuellement mener vers une publication.
GV : L’esquif s’est construit en harmonie avec le travail opéré depuis plusieurs années dans d’autres collections (Temps réel pour la fiction, La machine ronde pour le récit de voyage, ou notre collection Essais par exemple), l’idée étant de proposer un lieu qui sache accueillir les trajectoires d’écriture contemporaines un peu hybrides, qui ne suivent pas nécessairement l’idée que l’on se ferait d’une collection très ancrée dans un genre. La poésie défendue par L’esquif peut prendre, ou pas, la forme de recueil par exemple. Ou bien s’articuler de façon plus narrative, ou plus explosive selon la personnalité des autrices et auteurs avec qui l’on travaille, et la singularité des œuvres qu’ils nous proposent. La part de laboratoire est d’importance : les voix qui nous plaisent et qui nous parlent sont aussi celles qui dans l’écriture projettent et se projettent dans de nouvelles formes. Nous vivons une époque formidable en terme de richesse et de variété des voix poétiques, notamment en France, avec un vivier créatif et éditorial très étonnant compte tenu du peu de perspectives commerciales que l’on peut trouver en terme de (attention, gros mot) marché. C’est donc d’autant plus enthousiasmant de porter une collection capable d’accueillir cette production dans sa variété, du moment qu’il s’agit bien de voix contemporaines. Qu’elle soit exprimée sous forme de recueil, de journal, de prose, qu’elle soit abstraite ou narrative, lyrique ou quotidienne, critique ou épopée, d’expression française ou de traduction (notre première proposition non-francophone dans la collection concerne Fabrizia Ramondino, son recueil Retours est paru à l’automne 2019), la poésie que l’on souhaite défendre doit être d’aujourd’hui (voire tournée vers demain).
J-Y F : Éclectisme, oui, et assumé dans les choix de publication. La ligne éditoriale est sans doute celle, très diffuse, très pointillée, qui permet de retenir collégialement – et toujours après discussion – des textes qui ne s’enferment pas, ni n’enferment leurs lecteurs dans une catégorie un peu attendue. Cela ne rend pas la définition de l’éditorial toujours simple, mais au moins sommes-nous amenés à en discuter le tracé sans cesse, quasi à chaque envoi, et par delà nos goûts, nos jugements et nos affects individuels, ce qui nous guide relève de ce que je dirai être une coloration dans le propos du texte. Rien qui ne serait simple à dire, où à faire tenir dans l’injonction d’une définition : les définitions de la poésie ne sont plus ce qui lui permet de se faire, tout comme les limites qu’elle se donne sont de plus en plus fluentes entre des domaines qui, il y a peu encore se normaient et s’excluaient d’eux-mêmes. Tout comme les écoles littéraires, elles tendent à s’effacer, à se noyer ou s’ancrer dans ce qu’Antoine Emaz nommait « un écosystème dunaire ». Un lieu mince et fragile, mais où quelque chose de la parole, même raréfiée, peut trouver son sol, sa lumière et son air. Une végétation en plaques qui se constellent et restent vives.
FSR : Comment s’organise le travail avec vos auteurs, de quelle manière participent-ils à la fabrication du livre ?
VG : Le travail éditorial est un véritable dialogue avec les auteur.e.s, et nous sommes de fins lecteurs. Aussi nous allons au bout de ce dialogue sous leur autorité. Les poètes ont toujours le dernier mot mais il nous est parfois nécessaire de comprendre certains de leurs choix. Lire et travailler sur un texte est aussi un exercice d’altérité.
Ils/elles sont ensuite conviés à intervenir ponctuellement durant la phase de fabrication (mise en page, couverture) auprès de Roxane Lecomte. C’est un travail d’équipe.
J-Y F : Très concrètement, une fois que le texte retenu passe à l’étape de la publication, nous entrons Virginie et moi-même, dans un travail de relecture très méticuleuse, presque pointilleuse du texte, avec l’auteur, qui, bien évidemment, garde la haute main. Nous procédons en fonction de nos disponibilités, parfois aussi de ce que nous pouvons savoir de nos affinités, mais le principe est que l’un de nous commence la relecture et la poursuit jusqu’à un premier terme avec l’auteur, puis, une fois le sentiment qu’un équilibre s’est fondé, le second d’entre nous, qui n’a pas participé à ce premier travail prend le relai. De l’une à l’autre lecture, le texte modèle peu à peu sa forme « provisoirement définitive », qui sera finalisée par l’étape de fabrication même, durant laquelle d’autres relectures se feront encore, plus axées coquilles, typographie et mise en page.
GV : Le travail évoqué par Virginie est d’importance, le but étant que chaque épaisseur du texte soit sinon pesée, du moins questionnée. Que ce soit dans l’architecture d’un livre, la structure d’un poème ou l’équilibre d’un vers, d’une phrase, d’un rythme, il est important de vérifier ce qui fonctionne, d’interroger aussi les intentions (du texte et de son auteur), trancher ce qui serait accidentel de ce qui ne l’est pas, chercher le sens, faire le tri parmi des intuitions d’écriture. Le fait de travailler à trois permet d’effectuer différentes passes, avec chacun notre sensibilité, et notre regard. Étant tous trois auteur par ailleurs, je crois que nous mettons autant de soin à préparer le texte d’autrui que le soin que l’on attendrait nous vis à vis de nos propres textes. C’est un point important. Pour le reste, qu’il s’agisse des questions de formats ou de quatrième de couverture, nos choix sont généralement des propositions faites aux auteurs, qui sont toujours libres de les discuter, de manière à ce que nous puissions prendre des décisions collectives. Même chose d’ailleurs s’agissant des maquettes et des couvertures proposées par Roxane. C’est un dialogue.
FSR : Concrètement, comment s’articulent version numérique et version papier ? En quoi cela change-t-il la donne, précisément, pour la poésie ? Comment promouvez-vous les recueils que vous publiez ?
VG : La version numérique est créée d’après la version papier, mais pour certains recueils il est parfois intéressant de la repenser. Pour les auteur.e.s engagé.e.s dans une pratique orale, performative, la version numérique peut permettre d’insérer des éléments multimédias qui offrent une approche plus complète du travail poétique. C’est le cas pour Katia Bouchoueva par exemple. Les capsules sonores et vidéos qu’elle propose dans la version numérique de ses livres permettent de mesurer la place de la dimension sonore (la voix, l’accentuation, le flux) dans son rapport à l’écriture.
Globalement la version numérique nous fait réfléchir autrement à la question de la “page”, et ouvre la poésie à une pluridisciplinarité, qu’elle soit sonore ou plastique.
J-Y F : Nous portons un soin extrême aux deux versions, qui, ainsi que Virginie l’indique, peuvent être très différentes. L’une ne duplique pas nécessairement l’autre, ne serait-ce qu’en raison de la notion de page, qui tend à disparaître sur les supports numériques les plus fluides : le texte est un continu, et comme le lecteur choisit lui-même la taille des caractères sur sa liseuse ou son iPad, la page va se recomposer dans le cadre qui aura été prédéfini par les spécificités de chaque machine.
La version numérique peut en effet être « augmentée », c’est-à-dire accueillir des enregistrements vidéo ou vocaux, voire s’accompagner de photographies.
GV : La question de la promotion, s’agissant de la poésie, est plus que sensible. On sait tous combien depuis plusieurs années maintenant la poésie comme genre n’est plus, sauf rares exceptions, accueillie avec bienveillance par ce qu’on pourrait appeler les médias mainstream (il en va de même, par ailleurs, et de plus en plus, pour tout un pan de la création contemporaine au sens large, même lorsqu’elle s’identifie comme récit ou roman, genres supposés plus vendeurs). La promotion en passe donc nécessairement par le web, où des revues de grande qualité font figure aujourd’hui de références (Terre à ciel en fait partie, avec les Poezibao, Sitaudis, Libr-critique, remue.net et bien d’autres, la liste n’ayant pas vocation à être exhaustive). En librairie indépendante également, nous avons des relais appréciables de libraires engagés pour maintenir non seulement un rayon poésie dans leur fond (nous en sommes là) mais un rayon de poésie vivante, contemporaine, et d’aujourd’hui. Nous savons néanmoins combien l’équilibre est précaire pour ces genres marginaux dans le grand marché du livre (il en va de même pour le théâtre), raison pour laquelle nous participons depuis plusieurs années à des salons nationaux ou locaux dont le Marché de la poésie est bien sûr le plus emblématique. On peut dire que ces manifestations nous font particulièrement défaut cette année, pour les raisons sanitaires que l’on sait. Cela (relais et chroniques sur le web, réseaux de librairies indépendantes investies en poésie, salons et marchés), c’est le quotidien de bon nombre d’éditeurs indépendants et de petites structures. Nous sommes également, et c’est une de nos particularités, du fait de notre histoire et de notre ancrage dans le web, au-delà de notre présence sur l’ensemble des plateformes de ventes de livres numériques, porteurs d’une offre unique de mise à disposition de nos livres numériques auprès de bibliothèques abonnées, en France comme à l’étranger. Cette offre est également proposée aux particuliers qui peuvent y souscrire directement sur notre site, c’est aussi une manière (comme la souscription chez les éditeurs traditionnels) de soutenir notre travail sur le long terme tout en explorant une autre forme d’adhésion à un catalogue.
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