Samantha Marenzi est docteur en arts du spectacle. Son projet de recherche postdoctoral porte sur les relations entre arts visuels et arts du spectacle. Elle enseigne l’iconographie du théâtre et de la danse à l’Université Rome 3. Danseuse formée avec les maîtres japonais du Butō, elle est également photographe spécialisée dans les techniques analogiques et enseigne la photographie de scène.
Dans les premières décennies du xxe siècle, tandis que l’art du mouvement dessine de nouvelles voies de régénération de la vie et de la danse, la photographie revendique son propre statut artistique. C’est dans ce contexte qu’Isadora Duncan laisse son empreinte, notamment dans les images d’Edward Steichen, âme de la Photo-Sécession, et d’Arnold Genthe, auteur de livres de photographie sur la danse. L’étude de leurs collaborations – qui croisent les parcours d’Auguste Rodin, d’Antoine Bourdelle et d’Edward Gordon Craig – permet de concevoir l’image photographique non seulement comme un document, mais aussi comme un lieu de transposition du rythme du corps.
En 1928, un an après la mort d’Isadora Duncan, paraît aux États-Unis The Art of the Dance1, recueil rassemblant plusieurs écrits de la danseuse : des articles, des fragments et des textes sur lesquels l’auteure n’est pas intervenue au moment de leur publication, mais qui représentent néanmoins son legs théorique. Duncan est une danseuse qui se montre très concernée par la transmission de sa pratique de la danse – laquelle n’a jamais été codifiée en une technique – et par la construction de sa propre mémoire. Si The Art of the Dance se présente comme son testament, c’est en raison des écrits que le volume contient, mais aussi parce qu’il introduit définitivement la danse dans le champ de l’art. Cette intronisation est manifeste dès le titre de l’ouvrage.
02Son intitulé fait écho au premier des livres qui ont révolutionné l’histoire de la scène : The Art of the Theatre2 qu’Edward Gordon Craig, un des pères fondateurs du théâtre du xxe siècle, écrit justement à la suite de sa rencontre bouleversante avec Isadora Duncan3. Leur union artistique et sentimentale, bien que brève et tourmentée, constitue l’une des alliances les plus célèbres de la première partie du siècle. La conviction de Craig concernant la portée artistique du théâtre est le fil rouge d’une élaboration théorique (et artistique) qui caractérise sa trajectoire personnelle d’homme de théâtre et entre en résonance avec le grand bouleversement que les arts de la scène connaissent entre le xixe et le xxe siècles, en s’écartant du divertissement. À partir de Constantin Stanislavski, l’usage du mot « Art » au théâtre signe le recours à d’autres règles et objectifs, à des stratégies de productions inédites et à un regard nouveau porté sur l’activité de l’acteur.
03The Art of the Theatre (1905) est un des premiers exemples de livres définis par Ferdinando Taviani comme « théâtres-sous-forme-de-livres », c’est-à-dire non comme ensembles de discours sur le théâtre, mais comme façons de « faire théâtre4 », autrement dit comme visions d’un théâtre possible, capable de se propager parmi les lecteurs du monde entier, à travers plusieurs générations. Au cœur de la conception de Craig, dans des pages qui oscillent entre réalité et utopie, apparaît le mouvement qui brouille les frontières entre théâtre et danse :
Non. L’art du théâtre n’est ni le jeu des acteurs, ni la pièce, ni la mise en scène, ni la danse ; il est formé des éléments qui les composent : du geste qui est l’âme du jeu ; des mots qui sont le corps de la pièce ; des lignes et des couleurs qui sont l’existence même du décor ; du rythme qui est l’essence de la danse.
[…]
L’Art du Théâtre est né du geste – du mouvement – de la danse5.
04Si le titre du recueil de Duncan confirme le lien de ce dernier avec la grande réforme du théâtre du xxe siècle6, et pas seulement le rôle qu’elle tient dans le renouveau de la danse, les premières pages de The Art of the Dance font référence à un autre aspect de la relation qui existe entre l’art et la scène. Le livre s’ouvre en effet sur une photographie d’Isadora Duncan extatique, à Athènes, entre les colonnes du Parthénon ; l’image est précédée d’une citation de Walt Whitman. Puis, sur la page d’ouverture, vient un dessin d’Antoine Bourdelle, un des plus beaux que le sculpteur ait consacrés à sa muse Isadora. On peut enfin, avant l’index, lire ces quelques lignes :
THE ART OF THE DANCE
with reproductions of original drawings by
LEON BAKST, ANTOINE BOURDELLE,
JOSÉ CLARÀ, MAURICE DENIS,
GRANDJOUAN, AUGUST VON KAULBACH,
VAN DEERING PERRINE, AUGUSTE RODIN,
DUNOYER DE SEGONZAC AND
ABRAHAM WALKOWITZ
and with photographs by
ARNOLD GENTHE and EDWARD STEICHEN
05Au sein de cet Olympe de l’art figuratif, au cœur de ce testament de l’art de la danse, s’affiche tout naturellement l’art de la photographie.
06La présence de photographies dans les livres concernant la danse est fréquente dans les premières décennies du xxe siècle7. Il ne s’agit pas simplement d’un remplacement des illustrations dessinées par des images mécaniques. La photographie agrandit l’éventail des possibles en matière d’enregistrement visuel des phénomènes éphémères et ouvre un dialogue fécond avec les arts du mouvement qui gagnent une nouvelle place dans la modernité. Ce pacte avec la danse prend la forme de collaborations diverses et d’une vaste gamme d’utilisations de la photographie : du portrait à l’image publicitaire, de l’enregistrement du mouvement à la documentation des activités pédagogiques, de la pose pour les peintres et les sculpteurs jusqu’à la création d’objets artistiques autonomes. Les deux noms qui figurent dans The Art of the Dance sont ceux de photographes célèbres, qui ont travaillé à plusieurs reprises avec Isadora et ont apprécié son travail et l’impact révolutionnaire qu’il a eu sur l’art de leur époque. Comme elle, ils ont su intégrer la culture européenne et la pensée américaine, en incarnant la conquête d’un nouveau statut artistique par la photographie.
07Liés, chacun à leur manière, au mouvement de la Photo-Sécession américaine mené par Alfred Stieglitz, Genthe et Steichen ont contribué à la réflexion sur le potentiel expressif de l’image mécanique ; ils ont étudié les liens entre art et technique, canalisé les influences du passé en les transformant en langage du futur. Les deux photographes illustrent de façon exemplaire le mouvement du pictorialisme, souvent considéré comme une arrière-garde, mais qui est en réalité le premier mouvement international à affronter la question des potentialités expressives de la photographie. Né en Europe à la fin du xixe siècle, le pictorialisme réunit dans les Camera Clubs un peu partout dans le monde des associations d’amateurs désireux de s’affranchir du professionnalisme et des impératifs commerciaux de la photographie, perçus comme des obstacles à l’expérimentation artistique. La référence à la peinture est liée à l’idée de l’œuvre unique, retouchée manuellement et malaisément reproductible, mais également à la finalité esthétique des images, à la possibilité d’interpréter le réel et non de le copier, et à la quête d’une inscription dans une tradition pour une forme d’expression totalement nouvelle, sans racines – la modernité prenant en charge l’histoire.
08Les pictorialistes, sûrs des potentialités expressives de l’image, dissimulent l’exactitude propre au moyen mécanique et la ressemblance exacte entre l’image et la réalité en interposant un filtre, concret et métaphorique, entre le sujet et sa représentation. Ils adulent les contours flous, les atmosphères oniriques. Les expositions, les revues, les articles, les concours placent la photographie au centre du débat artistique du début du xxe siècle, par le biais de la revendication de procédés artisanaux qui mettent en valeur l’emploi d’instruments mécaniques. Pour ces photographes, il s’agit de proposer les fragments d’une réalité inédite. La figure humaine est au centre de cette recherche, qui déborde systématiquement dans la mise en scène et le théâtre. Les pictorialistes travaillent sur le portrait, le nu, le mouvement du corps, poussés par le désir de dépasser le donné réel, en le transformant en une création subjective. Dans l’univers naissant de la photographie, ce mouvement se présente comme l’occasion d’explorer des espaces de liberté engendrés par le dilettantisme. Dans ce domaine, la production est vaste et variée, allant de la réalisation la plus naïve où l’intervention manuelle est massive et vise à l’embellissement du sujet plus qu’au travail sur l’image, jusqu’à une production extrêmement raffinée, qui met au point des techniques complexes d’impression alliant la maîtrise des procédés techniques et chimiques, la dextérité manuelle et la connaissance de moyens picturaux. Si les photographes les plus inspirés arrivent à introduire la photographie dans l’espace artistique, c’est aussi grâce à leur capacité à se tourner vers le passé (à la recherche de leur identité présente) et vers les autres arts (à la recherche de leur spécificité expressive). C’est dans cette perspective qu’à partir d’une matrice anglo-saxonne se développe le mouvement américain de la Photo-Sécession qui conçoit la représentation en termes d’innovation plutôt que de tradition, de comparaison plutôt que de dérivation. Genthe et Steichen incarnent ces tensions.
09L’histoire du groupe fondé par Stieglitz est bien connue, ainsi que l’aventure de leur revue Camera Work (1903-1917) et l’activité de la galerie 291 (1905-1917), premier lieu d’exposition pensé pour la photographie, né de la photographie et qui devient l’avant-poste de l’art moderne européen à New York. Steichen joue un rôle clef, non seulement parce que c’est l’un des photographes qui est à la pointe du groupe, mais aussi parce que c’est grâce à ses séjours à Paris et à ses fréquents voyages en Europe que naît l’alliance, si déterminante pour la Photo-Sécession, entre photographie américaine et art européen. C’est grâce à Steichen que, dans la revue comme dans la galerie, commencent à circuler les dessins de Rodin, les tableaux de Picasso et de Matisse, les textes de Maeterlinck, Kandinsky, George Bernard Shaw, pour ne citer que quelques noms, mais aussi, à la fin de l’année 1910, les croquis de scène d’Edward Gordon Craig.
10Arnold Genthe n’est pas à proprement parler membre du groupe de la Photo-Sécession. Mais c’est un défenseur du mouvement et ses photographies sont très appréciées par Alfred Stieglitz. Il est l’incarnation même d’un pictorialisme raffiné, qui puise sa force expressive dans la capacité à saisir la vérité du sujet au-delà de la rigidité de la pose. Parmi les nombreux photographes qui s’intéressent à la danse, c’est l’un des rares à mener une recherche prolongée et approfondie dans ce domaine, tout à la fois d’un point de vue technique et esthétique. Fin lecteur, philologue de formation et très cultivé, Genthe quitte l’Allemagne pour se rendre à San Francisco en 1895. Après des études classiques, voué à une carrière académique, il exerce aux États-Unis la fonction de précepteur. Contrairement à ce qu’il avait envisagé, il reste sur le continent américain et atteint une notoriété comme portraitiste et photographe de nus, d’abord en Californie, puis à New York.
11En 1916, puis en 1920 (avec un lectorat plus vaste), Genthe publie un livre de photographies intitulé The Book of the Dance. Le volume rassemble 92 images ayant en commun un sujet et un style. Le thème est celui de la danse libre, traversée par une vague de renouveau ; le style est celui de la photographie pictorialiste. Dans son introduction, le photographe remercie les artistes qui se sont offerts à son appareil, en lui permettant d’exprimer à travers ses images « quelque chose de la grâce et de la fluidité du mouvement de la danse8 ».
12À distance de la technique du ballet, la danse libre participe à la conquête d’une dimension artistique, en se tournant souvent vers l’antiquité ou vers l’Orient, modèles d’équilibre entre homme et nature, chair et esprit, corps individuel et corps social. Dans le livre de Genthe, on retrouve des pionniers en quête de passé, qui, comme les photographes, cherchent à s’inscrire dans une tradition au sein de laquelle ancrer leur modernité. The Book of the Dance est aussi la rencontre de deux langages expressifs qui se donnent l’un à l’autre, sans hiérarchie. Cet ouvrage n’est cependant pas le premier9 du genre. En 1929, paraît Isadora Duncan. Twenty-four studies by Arnold Genthe10, un hommage à la danseuse, deux années après sa tragique disparition. Il s’agit d’un livre étrange, dont les images les plus réussies montrent la danse de Duncan à travers la transfiguration de son visage davantage que par le mouvement de son corps, comme pour capturer la source du flux et non son expression.
>Arnold Genthe, Isadora Duncan, plaque photographique noir et blanc 4 x 5.
Genthe Collection, Library of Congress, Prints and Photographs Division.
>Arnold Genthe, Isadora Duncan, plaque photographique noir et blanc 4 x 5.
Genthe Collection, Library of Congress, Prints and Photographs Division.
13Dans son autobiographie, Duncan reconnaît que certains clichés du « Dr Genthe » arrivent à révéler son âme. Dans l’introduction de The Art of the Dance, daté de 1928, il est fait référence à ce travail :
Les illustrations sont des hommages, peut-être, comme le sont les préfaces.
Les artistes ont travaillé ensemble pour illustrer les textes avec les images les plus évocatrices d’Isadora Duncan en train de danser. Le directeur et les éditeurs remercient ces artistes. Il faut ajouter que quatre d’entre eux (Grandjouan, Bourdelle, Clara et Genthe) ont annoncé la prochaine publication de recueils/albums de leurs dessins et photographies d’Isadora Duncan. Par bonheur le précieux souvenir de l’esprit qu’était Isadora sera perpétué à sa juste valeur11.
14Arnold Genthe fait partie des artistes qui ont su enregistrer l’esprit d’Isadora. L’idée paraît presque paradoxale, quand la photographie est un moyen de reproduction des apparences. Genthe utilise les techniques de la peinture, mais agit en sculpteur : il voit dans la danse la beauté qui émane du corps, telle une forme qui se dégage de la matière ; il décèle dans l’immobilité la tension du passage d’une position à l’autre et envisage le mouvement comme un flux que l’image fixe ne fige pas, mais contient. Dans ses photographies, les danseurs évoluent au sein de l’espace limité de son atelier. Ils ne simulent pas le mouvement, mais sont invités à entrer dans le flux de la danse, lequel n’est pas seulement une dynamique dans l’espace, mais aussi une attitude de toute la personne. Le photographe affronte avec eux les mêmes questionnements que le sculpteur : la représentation du mouvement conditionnée par les équilibres et les rapports de force et de poids, la question de la lumière, des volumes, de la relation entre figure et espace. Il les affronte notamment avec Isadora Duncan, perçue par ses contemporains comme une « sculpture vivante12 ». Auguste Rodin écrit à ce propos :
Isadora Duncan est arrivée à la sculpture, à l’émotion, sans effort dirait-on. Elle emprunte à la Nature cette force que l’on n’appelle pas le talent, mais qui est le génie.
Miss Duncan a proprement unifié la vie en la danse. Elle est naturelle sur la scène où on l’est si rarement. Elle rend la danse sensible à la ligne et elle est comme l’antique qui est le synonyme de la Beauté. Souplesse, émotion, ces grandes qualités qui sont l’âme même de la danse : c’est l’art entier et souverain13.
15Ce texte se trouve en ouverture du petit livre Bulletin de L’Œuvre consacré à Isadora Duncan. Il est suivi d’un beau portrait d’Isadora réalisé par Edward Steichen. Le photographe avait rencontré Isadora lors de son premier séjour parisien, quand il avait quitté les États-Unis pour étudier la peinture et faire la connaissance de l’auteur de la sculpture controversée de Balzac. Il parvient à visiter la grande exposition de Rodin, Place de l’Alma, où sont exposées les photographies des œuvres du sculpteur réalisées par Eugène Druet14 ; quelques années plus tard, il fera le portrait du maître et photographiera ses œuvres, en nouant avec lui une relation fondée sur l’amitié et l’estime réciproque. Steichen réalise des photographies représentant des sculptures, en élevant la relation entre prise de vue et arts traditionnels à un niveau inédit. Dans sa relation avec Duncan dont il réalise des portraits intimes, loin des clichés habituels de la danseuse, le rapport avec la sculpture est crucial. Legrand-Chabrier écrit :
Danse, ô Isadora, danse devant nous comme les Indiens devant le Soleil. […]
C’est le grand mystère. La danse est d’essence mystique. Tout art est une mystérieuse re-création. Toi, l’on devrait te célébrer en un seul nom : celle qui, inlassablement fugitive, sculpte la musique15.
16La langue de l’époque se présente comme un indice précieux pour comprendre les artistes de cette génération qui se tournent vers l’antiquité en quête de renouvellement, à travers le filtre de la pensée de Nietzsche qui en avait modifié la perception. L’antiquité se présente comme un modèle artistique et philosophique, et Duncan est vue comme la prophétesse annonçant son « retour ». L’idée d’une danse qui sculpte la musique renvoie à toute la puissance évocatrice du modèle tragique, qui pour Nietzsche est le lieu de la rencontre entre l’Apollinien, ce monde du rêve et de l’illusion représenté par la sculpture, et le Dionysiaque, l’ébriété qui s’exprime par la musique16.
17Aux yeux des sculpteurs, Duncan incarne également une autre synthèse. Les artistes les plus représentatifs du début du xxe siècle se forment dans un contexte qui privilégie l’alternance de deux modèles : le premier est celui de la statuaire classique et de la Renaissance, qui à la fin du xixe siècle commence à recourir à des reproductions photographiques fournies aux élèves de l’École des Beaux-Arts17 ; l’autre est celui de la nature, qui se concrétise dans le dessin d’après nature. Duncan semble représenter la communion de ces deux modèles majeurs, qui sont ses sources déclarées d’inspiration. Pour renouveler l’art de la danse, elle procède comme un sculpteur, sauf qu’elle agit sur elle-même, de l’intérieur, cherchant dans son corps le rythme de la nature et la forme de l’art.
18Antoine Bourdelle, sculpteur qui a le mieux saisi cette puissance chez Isadora, lui consacre de nombreux dessins, les frises du Théâtre des Champs-Élysées, des écrits et des cours publics18. Dans ses Pensées à propos des danses d’Isadora Duncan, il la décrit comme « une ineffable frise, ou de divines fresques, qui doucement devenaient réalité humaine19 », comme « une statuaire qui vient avec des gestes prompts de découvrir pour nous les marbres20 » ; il termine ainsi : « En admirant votre art, en voyant votre corps nous donner sa synthèse, je pense “Isadora se sculpte du dedans, et c’est le chef-d’œuvre immortel”21. » Un corps qui se sculpte de l’intérieur ne donne pas seulement l’illusion d’une statue qui prend vie, c’est aussi la beauté éternelle qui envahit un corps mortel. Craig évoque le rythme, qui est pour lui la véritable essence de la danse et qu’il aperçoit chez Isadora. Quelque chose de divin se montre sur scène lorsque Duncan – toute seule avec ses voilages – bouge pieds nus sur les notes de Gluck ou de Beethoven, à peine vêtue de sa tunique légère. Cela devait être encore plus évident lorsqu’elle dansait pour un petit cercle d’amis, en plein air, sans musique, en retrouvant, par des gestes anciens, la dimension naturelle. Bourdelle confie dans ses Pensées : « Isadora avait dansé, chez elle, pour moi tout seul, un arbre dans le vent qui la balance, puis, les oiseaux qui volent dans cet arbre./Elle avait depuis longtemps cessé que l’arbre et les oiseaux et elle se balançaient toujours en moi22. »
19Craig propose des réflexions similaires, dans une page de ses cahiers, quelques années après la fin de leur liaison. En 1920, lorsque paraît en France la traduction de On the Art of Theatre, Isadora organise des rencontres et accueille Craig avec enthousiasme23. Dans quelques photographies de l’époque, on le voit à Paris sur les quais de la Seine, la cathédrale Notre-Dame en arrière-plan. Craig est élégant, il pose pour Edward Steichen, qu’il respecte profondément depuis l’époque de sa relation avec Isadora. Cette année-là, ils passent beaucoup de temps ensemble et, le 4 avril, dimanche de Pâques, ils se rendent à Bellevue24 avec le pianiste Walter Rummel et son frère ; Isadora danse pour eux.
Quelque chose soudain m’arrêta. Je me tiens sans faire un mouvement. Comme un mort.
Je ne pouvais pas dire d’où venait ce bruit, ou ce qu’il pouvait être.
Autour de moi il y a des amis – quelques hommes – et soudain apparaît une vérité ancienne – une révélation telle que je ne pourrais la décrire. […]
Et la terre se secoua et trembla et c’était comme s’il commençait à pleuvoir. Tout était là. Depuis les premiers espoirs jusqu’à la chute de l’âme et son élévation – et même notre abattement – […] « c’est merveilleux ».
Pour ce qui me concerne je n’avais jamais vu une telle expression venir de quiconque25.
20Steichen fait partie de ce cercle. Une amitié sincère le lie à Isadora. Il réalise plusieurs fois son portrait, mais ne la photographie jamais pendant qu’elle danse. Duncan est très stricte concernant le choix et la diffusion de ses images, qui ne doivent pas être des documents, des enregistrements objectifs de son apparence, de la mécanique de ses mouvements, mais plutôt s’inscrire dans le champ de l’art et livrer son image à la légende plutôt qu’à la mémoire. Isadora respecte beaucoup Steichen, qu’elle considère comme un artiste, au point d’écrire à Bourdelle, en avril 1920 :
On a organisé, pour moi, un concours d’affiches tant dans le but d’inspirer les jeunes artistes de Paris, que dans celui de trouver enfin une affiche convenant à mes représentations. Ce concours doit avoir lieu le 15 mai prochain.
Je tiendrais à ce que le jury soit composé de ceux qui connaissent à fond le message de mon œuvre. Me feriez-vous donc l’honneur de vouloir bien être un des membres de ce jury ? J’ai l’intention de demander cette faveur à […] Maurice Denis, Steichen et Picasso, Segonzac26.
21C’est au cours de cet été que Steichen photographie Duncan à Athènes, dans le Parthénon. Le photographe rejoint le petit groupe réuni autour d’Isadora à l’occasion d’un voyage-pèlerinage en Grèce27. Il y a là son élève la plus talentueuse, Marie-Thérèse, ainsi qu’une des autres jeunes danseuses « Isadorable », et le pianiste Walter Rummel, l’« Archange ». Steichen évoque les changements de plans (et d’humeur) d’Isadora : il y a d’abord l’idée d’un film d’elle dansant dans le Parthénon, puis elle rejette ce moyen d’enregistrement réaliste et donne son accord pour la réalisation d’images fixes ; elle exprime enfin le sentiment d’être une intruse dans un lieu de mémoire si puissant. Steichen arrive à prendre quelques photographies de la danseuse qui habite, dans une gestualité solennelle, le grand portail du site.
>Edward Steichen, Isadora Duncan au portail du Parthénon, épreuve argentique 34,9 cm x 27,2 cm.
PH Filing Series Photographs, Library of Congress, Prints and Photographs Division.
22Duncan offre à l’objectif du photographe un mouvement retenu, qui rend son immobilité dynamique. Elle apparaît comme une petite figure au cœur de la grandeur antique, livrant son corps à la puissance des ruines ; ses gestes silencieux – qui invitent un autre temps dans la réalité de l’image photographique – régénèrent le présent. Sa silhouette puissante est pourtant minuscule dans l’immense scénographie. Steichen perçoit le mouvement dans ses gestes figés : elle n’est pas une sculpture qui prend vie, mais la vie qui prend la forme d’une sculpture.
>Edward Steichen, Isadora Duncan au portail du Parthénon, épreuve argentique 34,9 cm x 27,2 cm.
PH Filing Series Photographs, Library of Congress, Prints and Photographs Division.
23Dans The Art of the Dance, se trouve également, parmi les photographies prises en Grèce par Steichen et les dessins réalisés par Bourdelle, Rodin et autres artistes, un court texte – intitulé The Parthenon – qu’Isadora elle-même a écrit aux alentours de 1904. Il commence par le récit d’une apparition : lorsqu’elle parcourt le chemin en direction de l’Acropole, ce « monument de la beauté immortelle28 » révèle petit à petit la succession rythmée de ses colonnes doriques, en élevant l’esprit de l’observateur au-dessus des formes. Ce miracle de perfection réalisé par l’homme n’est pas à l’image de la nature, il en saisit plutôt les règles secrètes.
24Dès les premières lignes, Isadora interprète la vision du Temple – lieu tout à la fois réel et symbolique, humain et divin – comme l’essence même du rapport entre mouvement et image : le rythme contenu dans les volumes statiques, la nature qui agit sur la forme à travers des principes invisibles et non par imitation. Sa danse est réglée par ces mêmes lois et c’est là qu’elle puise son origine. Dans son texte, Duncan raconte le temps passé dans ce lieu à essayer d’entendre sa voix. C’est, selon elle, par l’esprit qu’on entend la voix d’un Temple, le corps étant paralysé, incapable d’agir : tout mouvement se révèle superflu, que cela soit dans la tentative d’imiter les formes des nymphes et des satyres, ou l’expression de passions humaines, si petites et transitoires par rapport au mouvement impénétrable de la pierre, rendue vivante par le rythme du temps :
Pendant plusieurs jours aucun mouvement ne me vint. Et puis un jour une idée m’est venue. Ces colonnes qui semblent si droites ne sont pourtant pas vraiment droites, chacune s’enroule doucement de bas en haut, chacune en un mouvement fluide, jamais statique, et le mouvement de chacune est en harmonie avec celui des autres. Et comme je pensais à cela mes bras se levaient doucement vers le Temple et j’avançais – je compris alors que j’avais trouvé ma danse, et qu’elle était une Prière29.
25Quelques années plus tard, Edward Steichen écrit, grâce à son appareil photographique, les mots secrets de cette prière.
26Lorsqu’en 1928 paraît The Art of the Dance, le mouvement pictorialiste a déjà décliné. Il a permis à la photographie d’accéder à la sphère de l’art, participant à la reconfiguration de ses frontières. Il l’a fait concrètement, en poussant les musées à l’acquisition de photographies et en influençant l’imaginaire collectif et la culture. La photographie des années vingt se réconcilie avec l’exactitude reproductive. Cette dernière devient le point fort d’un moyen de production d’images qui donne plus de puissance au regard de l’homme. Les protagonistes de la Photo-Sécession participent à cette évolution du rôle de la photographie au sein de la société moderne, qui se modifie après la première guerre mondiale.
27Les collaborations entre les premiers maîtres de la photographie et les danseurs qui ont révolutionné l’art de la danse correspondent à un moment fondateur pendant lequel des problématiques étrangères à la nature transitoire des styles surgissent. Vient tout d’abord l’idée que la relation entre danse et photographie ne tient pas qu’à une dialectique entre flux et fixation du mouvement. C’est une relation qui va au-delà de la technique et fait référence à d’autres dimensions temporelles. Plus encore que la continuité avec la peinture, c’est la confrontation avec la sculpture qui introduit la photographie de danse dans le débat sur la représentation de la durée. Il s’agit d’un débat qui remonte à l’antiquité et qui a connu des relectures à différentes époques : de l’art de la Renaissance aux élaborations théoriques du xviiie siècle, jusqu’à l’impact au début du xixe de la pensée de Nietzsche. Isadora Duncan était bien consciente du cours asynchrone du temps.
28Les photographies que Genthe et Steichen réalisent avec elle ne se ressemblent pas. Pourtant qu’il s’agisse d’un visage aux contours flous se fondant dans l’obscurité ou bien d’une figure archaïque déplacée par le chant silencieux du Temple antique, l’imitation de la réalité se trouve dépassée par les gestes ou par sa représentation. Le lien avec le réel contraint à forcer le plan du visible pour rendre manifeste, par le corps et par l’image, le rythme qui selon les mots de Craig est la vraie essence de la danse. « Rhythm, the most certain truth » écrit Craig dans le prologue de Isadora Duncan : Studies for Six Dance Movements30 ; il s’agit de six dessins, chacun associé à une phrase de musique, six figures qui enrichissent le répertoire iconographique d’Isadora. Ils la montrent dans ce « théâtre-sous-forme-d’images » où l’imitation de la réalité laisse la place à l’apparition de la vérité31.
Traduction d’Emanuela Schiano di Pepe
Notes
1 Isadora Duncan, The Art of the Dance, New York, Theatre Arts, 1928. Dans la préface, Sheldon Cheney explique la genèse du recueil qu’Isadora Duncan envisage de publier après son autobiographie (My life, New York, Boni and Liveright, 1927).
2 Le livre paraît en allemand (Die Kunst des Theaters, Berlin unt Leipzig, Seeman, 1905) et très peu de temps après en anglais, chez Foulis (Edinburgh et London). Puis sont publiées plusieurs traductions et enfin, en 1911, le travail est intégré à On the Art of the Theatre (London, Heinemann) sous le titre First dialogue.
3 Concernant le lien entre la rencontre de Craig avec Duncan et ses écrits sur le théâtre, voir Franco Ruffini, « Il Delsarte segreto di Gordon Craig », Teatro e Storia n° 28, 2007.
4 Ferdinando Taviani, Uomini di scena, uomini di libro, Bologna, Il Mulino, 1995, p. 13.
5 Edward Gordon Craig, « No, the Art of the Theatre is neither acting nor the play, it is not scene or dance, but it consists of all the elements of which these things are composed: action, which is the very spirit of acting; words, which are the body of the play; line and colour, which are the very heart of the scene; rhythm, which is the very essence of dance. […] The Art of the Theatre has sprung from action-movement-dance », On the Art of the Theatre, op. cit., p. 138-139.
6 Concernant le rôle de la danse dans la réforme théâtrale du xxe siècle, je renvoie à Mirella Schino, L’età dei maestri, Roma, Viella, 2017.
7 Judith B. Alter, Dancing and Mixed Media. Early Twentieth-Century Modern Dance Theory in Text and Photography, New York, Peter Lang, 1996.
8 Arnold Genthe, The Book of the Dance, Boston, International Publishers, 1920.
9 On pense au livre photographique d’Adolf de Meyer sur L’Après-midi d’un faune de Nijinsky (1914) ; ce photographe était également très proche du milieu de la photographie artistique et de la Photo-Sécession.
10 Arnold Genthe, Isadora Duncan. Twenty-four studies by Arnold Genthe, New York & London, Mitchell Kennerley, 1929. Concernant leur collaboration, je renvoie à mon article « Arnold Genthe e Isadora Duncan. Fotografare il ritmo, danzare le immagini », Imago n° 7/8, 2013.
11 Isadora Duncan, « The illustrations are tributes, perhaps, as much as the forewords. The artists have co-operated to fill out the essays with the most illuminating pictures of Isadora Duncan dancing. The thanks of the editor and the publishers go out to these artists. It may be added that four of them have announced the early publication of collections of their sketches or photographs of Isadora Duncan: Grandjouan, Bourdelle, Clara and Genthe. Fortunately, that so-valuable record of the spirit that was Isadora is to be adequately perpetuated », The Art of the Dance, op. cit., p. 10.
12 Voir le catalogue de l’exposition « Isadora Duncan. Une sculpture vivante », Paris, Musée Bourdelle/Paris Musée, 2009.
13 Auguste Rodin, « Sur Isadora Duncan », in Bulletin de L’Œuvre consacré à Isadora Duncan, Paris, La Belle Édition, 1911.
14 Concernant Druet et le rapport entre photographie et sculpture à l’époque de Rodin, voir les catalogues réalisés sous la direction d’Hélène Pinet, Les Photographes de Rodin : Jacques-Ernest Bulloz, Eugène Druet, Stephen Haweis et Henry Coles, Jean-François Limet, Eduard Steichen, Paris, Musée Rodin, 1986, et Rodin et la Photographie, Paris, Gallimard/Musée Rodin, 2007.
15 André Legrand-Chabrier, « Propos avant la danse », in Bulletin de L’Œuvre consacré à Isadora Duncan, op. cit.
16 La Naissance de la tragédie paraît pour la première fois en français en 1901, traduit par Jean Marnold et Jacques Morland, pour la Société du Mercure de France.
17 À ce sujet, voir Véronique Gautherin, L’Œil et la Main. Bourdelle et la photographie, Paris Musées/Éric Koehler, 2000.
18 Voir Claude Aveline, Michel Dufet, Bourdelle et la Danse : Isadora et Nijinsky, Paris, Arted, 1969 ; Antoine Bourdelle, Écrits sur l’art et sur la vie, Paris, Arted, 1981 ; Denise Basdevant, Bourdelle et le Théâtre des Champs-Élysées, Paris, Chêne, Hachette, 1982 ; Antoine Bourdelle, Cours et Leçons à l’Académie de la Grande Chaumière, Paris, Paris Musées/Éditions des Cendres, 2007.
19 Le manuscrit d’où proviennent ces notes, divisées en onze parties et datées du 10 septembre 1912, est conservé au Musée Bourdelle en deux versions, qui ne présentent pas de différences marquantes en ce qui concerne les extraits cités ici.
20 Ibid.
21 Ibid.
22 Ibid.
23 Voir les échanges épistolaires recueillis dans Francis Steegmuller dir., Your Isadora. The love story of Isadora Duncan and Gordon Craig, New York, Random House, 1974.
24 À Bellevue, Isadora avait installé une école, avant que l’établissement ne soit réquisitionné pendant la guerre pour être vendu.
25 « Something suddenly arrested me. I stop. Dead still./I could not say where – or what is the hum./Around me are friends – a few men – and suddenly there appears an ancient truth – of such a revelation I cannot speak. […]/And the earth shock and trembled and it seemed to begin to rain. All was in it. From the first hopes to the beating down of the soul and the rising up of a soul – and even our sorrow – […] “it is beautiful”./For my part I have never see such expression come from any being. » Fonds Craig – MS Book n° 28 – 1920 [EGC – MS – C – 403].
26 Musée Bourdelle – Correspondance – Lettres d’Isadora Duncan [AB IB.1.9.47]. Lettre du 17 avril 1920.
27 Isadora avait voyagé souvent en Grèce, où elle avait essayé pendant plusieurs années d’ouvrir une école. Concernant le séjour de 1920, voir Penelope Niven, Steichen. A Biography, New York, Clarkson Potter, 1997, p. 478-481.
28 Isadora Duncan, The Art of the Dance, op. cit., p. 64.
29 « For many days no movement came to me. And then one day came the thought: These columns which seems so straight and still are not really straight, each one is curving gently from the base to the height, each one is in flowing movement, never resting, and the movement of each is in harmony with the others. And as I thought this my arms rose slowly toward the Temple and I learned forward – and then I knew I had found my dance, and it was a Prayer », ibid., p. 65.
30 Le petit volume est paru chez Insel Verlag, Leipzig, 1906.
31 Ces questions ont été traitées plus en détail dans mon livre, Immagini di danza. Fotografia e arte del movimento nel primo Novecento, Spoleto, Editoria & Spettacolo, 2018.
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