Rue Lucien Sampaix [extraits]
Le détonateur
Paris, dixième arrondissement, canal Saint-Martin-République. Charmant deux pièces, 33 mètres carrés, au pied du canal Saint-Martin, dans un bel immeuble ancien récemment et entièrement restructuré (façade, cage d’escalier, toiture), quatrième étage, très lumineux, fenêtres sur rue tranquille et agréable : séjour de 18 mètres carrés avec cuisine ouverte équipée, chambre avec grand placard mural, salle de bains avec douche. Quatre fenêtres double vitrage, chauffage électrique, parquet, carrelage ancien, cheminée en parfait état de marche. Quartier très plaisant et vivant. Plusieurs stations de métro à proximité : Bonsergent, Château-d’Eau, République, Strasbourg-Saint-Denis. 308 000 euros. Visites sur rendez-vous. Contacter la propriétaire au 0614405275.
Ç’a été comme l’explosion d’un détonateur. Quelques heures après j’ai commencé à recevoir des coups de fil, des textos, des mails. Plus de cinquante personnes ont défilé dans mon appartement. Et presque tout le monde m’a demandé si on pouvait prendre des photos. Les jours suivants j’imaginais ces photos se propager dans l’espace, circuler dans tout Paris, passer de main en main, d’ordinateur en ordinateur, de portable en portable, envoyées aux amis, aux parents, aux maris, aux femmes, aux enfants, aux fiancées, aux fiancés. Mon intimité exposée, dévoilée à des dizaines et des dizaines d’inconnus. De temps en temps j’inventais des scénarios apocalyptiques : voleurs, pervers, vandales qui viendraient fouiller chez moi dans les recoins les plus secrets, tout dévaster, renseignés à la perfection sur chaque détail de mon appartement. J’avais presque peur. Puis j’ai pensé que ce n’était rien d’autre que 33 mètres carrés, c’est tout, deux pièces, sans même une cave. Il n’y avait pas grand-chose à repérer. Il y avait peu de recoins et ils n’étaient absolument pas secrets. Les voleurs, d’ailleurs, étaient déjà entrés chez moi et ils avaient bien mené leur affaire, même sans photos : leur maigre butin s’était résumé à un téléphone Nokia slide, un portable Compaq et un flacon à peine entamé de Parisienne d’Yves Saint Laurent.
Cinquante personnes. Sans compter ceux qui ne sont jamais venus, ceux qui auraient dû venir mais ne l’ont pas fait, ceux qui allaient venir mais ont fait marche arrière, ceux qui n’ont pas voulu venir, ceux qui ont repoussé jusqu’à la fin, qui ont annulé la visite au dernier moment. Chacun d’entre eux à sa manière a laissé une trace : une histoire, un visage, un geste, un vêtement, une couleur de cheveux, le timbre d’une voix, une question improvisée, une remarque, un numéro de téléphone gribouillé à la hâte dans un carnet à côté d’un nom la plupart des fois estropié. Chacun d’entre eux ? Presque.
***
Bande originale
Il m’appelle un matin quand je suis à la banque, ce qui me stresse toujours beaucoup, parce qu’avec les établissements de crédit – comme avec le Trésor public, la compagnie du gaz, le syndic, le service comptabilité de l’université, les bureaux administratifs en général – je me sens invariablement prise en défaut de quelque chose. Malgré cela je prends l’appel car je suis en train de vendre mon appartement et il pourrait s’agir d’un acquéreur potentiel. D’une voix rauque de personne âgée, il me demande s’il y a un ascenseur. Il réagit à ma réponse négative en ricanant : « Et vous vendez à 9 500 euros au mètre carré un appartement qui n’a même pas d’ascenseur… ? » Je lui dis que ce ne sont pas ses affaires et que, même si ça coûtait le double, personne ne l’obligeait à l’acheter. Il continue à se moquer de moi, il affirme qu’à Paris tout le monde est devenu fou.
Naturellement il n’est jamais venu en personne. Mais son rire désagréable résonne dans mes oreilles durant plusieurs jours et devient la bande originale des visites suivantes, en amplifiant tous les défauts de mon appartement : comme la musique qui, dans les films policiers, révèle la présence de l’assassin ou annonce le crime.
***
Entrées
C’est un homme jeune, presque un garçon, il a trente ans maximum. Vers la fin de la visite, on se retrouve penchés à l’une des fenêtres du séjour. Suivant l’inspiration du moment, j’intègre le scénario que je joue plusieurs fois par jour et commence à me livrer en parlant des alentours, en louant l’emplacement de mon appartement. En sortant du bâtiment, on remonte la rue du Château-d’Eau, jusqu’à la place de la République. En allant vers la gauche, on traverse le boulevard Magenta pour continuer dans la rue Lucien-Sampaix et l’on arrive au canal Saint-Martin. Si l’on se dirige vers la droite et qu’on s’engage dans la rue Taylor, on arrive… Mais il m’interrompt tout de suite, il connaît très bien le quartier, il a des amis qui habitent justement rue Taylor, me dit-il en indiquant du doigt la direction.
Il le dit comme ça, avec nonchalance, sans vouloir donner trop d’importance à la chose. Sans aucune raison logique, la nouvelle provoque en moi un soudain désarroi. Comme si tout à coup je me sentais dénudée. Comme si cet homme avait pris l’avantage sur moi, comme s’il pouvait voir au-delà des apparences, dévoiler la mise en scène que j’ai habilement orchestrée et attribuer à la maison sa valeur réelle. Comme s’il avait ses entrées dans le quartier dont je ne disposais pas.
***
Victor 1
Il rit. Il a un très fort accent parisien et il rit sans arrêt. Il rit chaque fois que je dis quelque chose, il conclut en rigolant chacune de ses affirmations. Il dégage une cordialité débordante. Et il paraît évident que l’appartement l’a séduit, il ne cherche d’ailleurs pas à le cacher.
Il veut savoir ce que je fais à Paris et pour quelle raison je vends un appartement si joli. Je lui réponds que j’enseigne à l’université de Bologne, que je vends car ces dernières années la charge de travail a augmenté et que j’ai de moins en moins de temps pour être à Paris (je passe sur les questions économiques, sur le fait que je suis presque ruinée). Il répond – bien sûr en rigolant – qu’il ne me croit pas. Mais comment est-ce possible? Tout le monde sait que les professeurs d’université voyagent toujours aux quatre coins du monde, n’est-ce pas ? Il vient de lire Un tout petit monde de David Lodge, où l’on passe comme des toupies d’un colloque à l’autre, d’une capitale à l’autre ! Je réplique que ce n’est pas exactement comme ça que ça se passe, et je me dis qu’en effet en achetant ici je m’imaginais un peu comme les personnages de Lodge, même si je n’ai pas lu ce roman : dynamique, nomade, joyeusement déterritorialisée.
C’est juste une ombre qui passe. La conversation revient opportunément à la vente quand il me demande si je peux lui envoyer toute la documentation, il écrit sur un papier son adresse mail et fait allusion à une éventuelle deuxième visite, avec son cousin, qui est architecte. Je l’observe et je pense que c’est peut-être le bon. Plus tard, dans l’après-midi, il m’envoie un texto pour me proposer un rendez-vous pour la semaine suivante.
***
L’actrice abandonnée
Elle arrive tard dans l’après-midi, presque essoufflée, l’air malheureux et dépaysé, ce qui ne lui va pas du tout, parce qu’elle est jeune et très jolie. Elle regarde l’appartement comme si elle remplissait une espèce d’obligation. Elle assiste à mon numéro habituel mais on voit qu’elle est distraite. On dirait qu’elle se trouve au mauvais endroit et elle me met moi aussi mal à l’aise.
Pour atténuer l’embarras, et en même temps pour en savoir plus sur sa solidité financière, je lui demande quel est son travail. Elle me répond qu’elle est actrice. Je n’ai même pas le temps d’être déçue, de réfléchir au fait qu’aucune banque ne lui accordera jamais un crédit. Sans transition elle annonce que son copain l’a quittée, qu’elle essaie de se reconstruire un projet de vie mais que c’est très difficile de recommencer toute seule et que c’est pour cela qu’elle voudrait s’acheter un appartement. Pendant un instant je pense : encore une ! Si ça continue comme ça, au lieu de vendre, je vais finir par ouvrir une agence de coaching.
Mais c’est dur de résister à son appel si touchant. J’oublie, malgré moi, que je suis dans les dettes jusqu’au cou et que j’ai un seul objectif, réaliser le meilleur profit possible dans le plus bref délai. Je lui demande si elle veut s’asseoir et lui offre un verre d’eau. Elle accepte les deux propositions avec gratitude. Je décide alors d’exagérer et j’ose une suggestion impartiale : vu son état psychologique, il me paraît déconseillé de franchir un pas aussi important que l’achat d’un appartement. Alors qu’elle est sur le point de partir et qu’on est déjà sur le pas de la porte, j’ajoute que si elle en a envie ou si elle ressent le besoin de parler elle peut passer quand elle veut, pour boire un café. Vous êtes adorable, me répond-elle.
Suis-je vraiment si noble et généreuse au point de dissuader un acheteur potentiel ? Il est vrai que sa voix, qui à un moment donné s’est brisée, m’a touchée, en éveillant un élan très naturel de solidarité humaine. Mais je savais aussi que je n’avais pas grand-chose à perdre. Une actrice, visiblement novice, ne m’intéresse pas. Il me faut un public payant.
***
Gondelle 3
Je m’attendais à un monsieur plus âgé, une espèce de grand-père, ou d’oncle. Au contraire, le mari de Mme Gondelle est un homme grand, élancé, d’un âge incertain mais en parfaite forme : il semble être passé entre les mains d’un bon chirurgien esthétique et il est habillé de la tête aux pieds avec l’élégance d’un haut fonctionnaire de l’Élysée. Il y a une évidente incompatibilité structurelle entre lui et mon appartement de 33 mètres carrés rempli de cache-misères : avec deux pauvres plaques de cuisine achetées chez Conforama, des fils électriques qui sortent du mur, longent le mur enveloppés dans une gaine pour y rentrer à nouveau, de vieux radiateurs dont le thermostat ne marche pas comme il faut, à la cuisine un plan de travail que j’ai peint il y a six ans et qui aujourd’hui montre quelques signes d’usure, un égouttoir Ikea, le parquet qui n’est même pas ancien mais juste délavé et abîmé, la cheminée qui soudain paraît incongrue, trop grande pour la taille du séjour. La patine que j’ai essayé de lui donner disparaît face à son costume impeccable.
Mais je ne me décourage pas et je commence à rejouer mon éternel scénario pendant que je lui montre tout scrupuleusement. Il me suit très aimablement, un peu mal à l’aise, avec l’attitude du type qui est entré dans une boutique pour acheter un pull et, constatant trop tard qu’il est 100 % acrylique, fait semblant de s’y intéresser alors qu’il cherche juste une manière de s’en aller sans vexer la vendeuse.
Au fur et à mesure que les minutes passent, son malaise et son empressement augmentent, devant la salle de bains ils se transforment en dégoût mal dissimulé. Je continue comme si de rien n’était et sachant que sa femme est obsédée par la question du lave-linge, j’ouvre un des placards de la cuisine, je déplace l’ensemble hétéroclite d’objets poussiéreux qui se trouvent par terre, je lui montre le raccord pour les évacuations : désormais c’est une guerre de position. Il se penche à contrecœur, comme pour me faire une faveur, il jette un œil distrait, et puis me lance au contraire un regard interrogateur, étonné qu’on lui montre ce genre de chose. C’est sûr, il ne s’est jamais occupé de l’évacuation d’un lave-linge de sa vie. Enfin la visite se termine, et je commence aussi à me sentir soulagée à l’idée qu’il parte. J’ouvre la porte, il tend sa jambe souple et son pied parfaitement chaussé écrase la planche fendue du parquet.
***
Hélène A.
Elle a du bagout, et transmet un sentiment d’énergie paisible. Elle apprécie tout, c’est un des appartements les plus jolis qu’elle a visités, mais quand on arrive à la salle de bains son enthousiasme s’éteint immédiatement. Je ne me rappelle pas grand-chose d’elle. Pour moi elle sera toujours la fille sympa qui n’aimait pas les salles de bains trop petites.
***
Marchandise
Il m’écrit le 15 août, en m’assurant que pour lui l’emplacement est capital et en me demandant l’adresse précise. Quand je pense avoir perdu sa trace il me rappelle pour me demander plus de photos et pour répéter que le quartier l’intéresse vraiment beaucoup. Puis un matin il arrive. Mais rien ne reste de sa visite, tout est phagocyté, effacé par son nom de famille, qui dans le contexte résonne avec puissance : il s’appelle Marchandise.
Traduit de l’italien par Emanuela Schiano di Pepe.
© Qudulibri, 2018, pour l’édition originale.
© L’herbe qui tremble, 2021, pour l’édition française.